Une ville n’a pas le droit de détruire son histoire, les barbares seuls peuvent avoir ce triste privilège.
— Marcel Lemarié, architecte de la synagogue Copernic
Lettre d'un architecte du patrimoine au maire du 16e arrondissement
Lettre de Madame Agnès CAILLIAU, ancien Architecte des Bâtiments de France et Architecte-Urbaniste en Chef de l’État, Ancien président de DoCoMoMo France, Lettre adressée au maire du 16e arrondissement de Paris, avril 2021
Mémoire en triplique par Marc Bellanger
Un patrimoine architectural exceptionnel, un lieu de mémoire unique
Sur les quatre synagogues aujourd’hui classées au titre des Monuments Historiques (1) à Paris, une seule a été édifiée au cours du XXe siècle : il s’agit de la Synagogue de la rue Pavée, dans le quartier du Marais, élevée entre 1913 et 1914, sur les plans d’Hector Guimard, le célèbre architecte Art nouveau à qui l’on doit notamment les premiers édicules du métro parisien. Trois autres synagogues bénéficient du Label « Patrimoine XXe » qui ne se traduit par aucune protection particulière mais qui signale aux amateurs et au grand public l’intérêt architectural de l’édifice. À l’exception peut-être de la synagogue de Belleville, tous ces édifices ont en commun leur indéniable caractère monumental. À l’inverse, les caractéristiques architecturales de la synagogue de la rue Copernic sont le fruit de la rapide croissance de l’Union libérale Israélite (2), son commanditaire, autant que le reflet des spécificités des pratiques cultuelles de cette communauté. Elle s’impose donc comme un contre-modèle des exemples repérés et privilégiés jusqu’ici par le Ministère de la Culture.
En 1923, l’architecte Marcel Lemarié (1864-1941) est choisi pour concevoir la synagogue du 24 rue Copernic (3) en raison de la notoriété qu’il avait notamment tirée de la réalisation du Palais de la Danse à l'Exposition universelle de 1900 et du « Théâtre Nouveau » de Belleville (1912) où il avait fait preuve de sa maîtrise technique des nouveaux matériaux.
Au cours des années 1920, plusieurs édifices à destination religieuse mettent en œuvre le béton armé. Il a notamment été employé par Auguste Perret qui a su en tirer le meilleur parti pour la réalisation de l’église Notre-Dame du Raincy (1922-1923) (4). L’ossature de béton – laissée apparente – y dégage de vastes espaces pour les baies qui valurent à l’église son surnom de “Sainte-Chapelle du béton armé”. Le béton armé a été mis en œuvre différemment rue Copernic. Toutefois, des raisons structurelles expliquent, ici comme au Raincy, le choix de ce matériau moderne. Parce qu’il permet de réduire au minimum l’épaisseur des supports, le béton rendait possible la construction d’une synagogue dans un espace à la fois petit et très contraint. Contrairement à Perret qui entendait démontrer la capacité du béton à rivaliser avec les matériaux traditionnels non seulement d’un point de vue technique, mais également sur le plan esthétique ; ici, l’architecte ne tire profit que de ses possibilités techniques et ne souligne pas visuellement la présence du béton, préférant recourir à de très beaux décors dont l’esthétique Art Déco permet d’inscrire l’édifice dans son époque.
Parvenir à créer un tel espace à l’intérieur d’un cadre préexistant n’en constitue pas moins un véritable tour de force. De ce point de vue, un rapprochement peut être suggéré avec la célèbre « maison de verre » que Pierre Charreau et l’architecte Bernard Bijvoët réalisèrent, en 1928, 31 rue Saint Guillaume à Paris pour le Docteur Dalsace (5). Bien que répondant à des programmes architecturaux radicalement différents, les deux édifices sont comparables sur bien des points. En effet, dans les deux cas, un volume neuf est inséré à l’intérieur d’une construction ancienne. Dans les deux cas, c’est l’emploi rationnel d’une structure innovante qui permet la performance architecturale. En outre, la contemporanéité des deux réalisations n’est sans doute pas fortuite : l’époque accordait une attention particulière aux innovations architecturales rendues possible par les matériaux industriels mis en œuvre de manière rationnelle dans des structures inédites. Dans les deux cas, ensuite, se pose la question de l’éclairage naturel du volume nouvellement construit. Alors que rue Saint-Guillaume, c’est le pavé de verre qui s’impose sur la façade sur cour car il permet d’assurer l’intimité nécessaire à l’espace de l’habitation, l’éclairage zénithal, dont la symbolique sied à un édifice religieux, est privilégié rue Copernic. Dans les deux cas, enfin, la discrétion depuis la rue est de mise puisque les deux œuvres se déploient derrière une façade banale qui ne les laisse en rien deviner.
La qualité d’un bâtiment ne se juge pas uniquement à la monumentalité de sa façade ou à la célébrité de son architecte. Sa valeur peut résider dans la parfaite adaptation de son architecture à sa destination et le talent du maître d’œuvre à tirer le meilleur parti – par des inventions techniques, volumétriques ou formelles – de contraintes a priori rédhibitoires. Par-delà ses indéniables qualités architecturales, la synagogue de la rue Copernic est également – et à plusieurs titres – un lieu de mémoire de premier plan. Non seulement la synagogue, par son architecture et son décor, témoigne des pratiques cultuelles de l’Union libérale Israélite, mais ses murs portent les stigmates de périodes sombres de l’histoire française. En 1941 et en 1980, la synagogue a été la cible de deux attentats. Cette qualité de témoin devrait justifier à elle seule la conservation de l’intégrité de la Synagogue.
Hervé DOUCET Maître de conférences en Histoire de l’art contemporain, Université de Strasbourg
NOTES 1. Voir la base Mérimée en cliquant ici. 2. Dominique Jarrassé a parfaitement retracé l’historique de la Communauté dans son étude. 3. Cette synagogue devait remplacer l’oratoire qui avait été installé à cette même adresse en 1907. 4. Classée Monument historique en 1966, l’église du Raincy est aujourd’hui en péril. 5. Classée Monument historique en 1982.
Synagogue de Copernic menacée par Dominique Jarrassé
La synagogue Copernic expertise par Dominique Jarrassé
FAUT-IL SAUVER LE DÉCOR ART DÉCO DE LA SYNAGOGUE DE LA RUE COPERNIC ?
Suite à un petit-déjeuner de presse organisé par l’AJP, le compte rendu de Michel Schulman 19/04/2018 La synagogue de la rue Copernic vit-elle ses derniers jours ? Le projet de démolition de la synagogue historique actuelle rencontre une opposition marquée de certains membres de la communauté juive qui se sont constitués en Association pour la protection du patrimoine de Copernic (APPC).
L’affaire est sensible et le dossier ne se limite pas à l’architecture du bâtiment. Elle est non seulement cultuelle mais aussi culturelle. L’Association des Journalistes du Patrimoine a organisé une rencontre avec l’APPC le 9 avril 2018.
La décision est prise en 2015. Le conseil d’administration de l’Union libérale israélite de France, gestionnaire de la synagogue, décide d’effectuer des « travaux de mise aux normes ». En d’autres termes, il s’agit de démolir la synagogue actuelle et de la remplacer par un bâtiment contemporain, un projet piloté par le cabinet Valode et Pistre estimé alors à 15 millions d’euros, réévalué aujourd’hui à 23 millions d’euros. Cité par le journal La Croix du 2 juillet 2017, Jean-François Benhasel, le président de la synagogue explique : « Nous avons profité de cette opportunité pour [nous] interroger sur ce que doit être une synagogue. Il s’agira d’un lieu où la vie juive peut s’exprimer sous toutes ses facettes. Lieu de culte, d’étude, de réunions, de vie partagée ». Ce que dénonce devant l’AJP Eva Hein-Kunze, secrétaire générale de l’Association de protection de Copernic en parlant de « projet de culte à l’américaine ».
De quoi s’agit-il ? En fait de démolir non seulement la façade mais surtout l’intérieur Art déco, un exemple de l’architecture d’une synagogue construite en 1923 (avec l’utilisation du béton) et de décors intérieurs (moulures, verrière, lanterne), tout ceci, en résumé, pour surélever l’édifice de deux étages et répondre aux normes actuelles de sécurité.
Face à cette situation, l’association de protection décide de recourir aux grands moyens et de faire une demande de classement. Après une rencontre avec la Direction de l’architecture et du patrimoine du ministère de la Culture, le dossier est finalement transmis à la DRAC Île-de-France qui fait officiellement une demande de visite des lieux. Visite refusée par le l’Union libérale. Dans une lettre du 20 décembre 2017, Nicole da Costa, la directrice régionale des Affaires culturelles souligne que la DRAC « n’a pas été autorisée à se rendre à l’intérieur de la synagogue. Or la visite est un préalable indispensable à la présentation de l’édifice devant la délégation permanente de la Commission régionale de l’architecture et du patrimoine ».
Face à cette situation, l’APPC va porter plainte ces prochains jours pour vice de formes de l’assemblée générale de la synagogue de mars 2018 (qui a voté les travaux) et vient de solliciter le Ministère de l’Intérieur et des cultes pour un soutien au classement de l’édifice. (Une demande de classement aurait déjà été faite en 1998 et 2011 et n’aurait pas abouti). Pour pouvoir agir, la DRAC Île-de-France dit maintenant attendre le permis de démolition de l’édifice actuel.
L’affaire est donc compliquée d’autant que le projet dépend aussi de la vente du bâtiment du 26 de la rue Copernic (la synagogue est au 24) qui appartient à la Ville de Paris qui permettrait l’agrandissement de la synagogue.
UN PEU D'HISTOIRE
L’histoire de la synagogue de la rue Copernic est liée à celle de l’Union libérale israélite de France donc au judaïsme libéral. Émanation de la synagogue de la rue de la Victoire à Paris, l’Union libérale est créée en 1907 et acquiert l’immeuble de la rue Copernic. Le 3 octobre 1941, la synagogue est en partie détruite par une bombe lancée par la Milice soutenue par les Allemands. Quarante ans plus tard, le 3 octobre 1980, un attentat fait 4 morts et 46 blessés. L’édifice actuel, même si sa façade discrète ne soulève pas l’admiration patrimoniale, est donc plus qu’un lieu de culte. Une pétition en faveur de la protection de la synagogue actuelle compte actuellement 4 500 signatures.
Association pour la protection du patrimoine de Copernic (APPC): www.sauvegardecopernic.org Michel SCHULMAN, président d’honneur de l’AJP
Atrium Patrimoine et Restauration Site officiel : www.atrium-patrimoine.com lien de l'article ici
Synthèse du mémoire en réplique par maître Marc Bellanger juin 2020
Dans le cadre de la protection de la synagogue de la rue Copernic, menacée de démolition au profit de la construction d’une nouvelle synagogue de style résolument contemporain – projet porté par son propriétaire, l’Union Libérale Israélite de France (ULIF) –, l’Association pour la Protection du Patrimoine de Copernic (APPC) a engagé une action en justice destinée à protéger la synagogue existante en obtenant le classement ou l’inscription de l’immeuble au titre des monuments historiques.
Sa demande ayant été rejetée par le préfet d’Île-de-France le 17 octobre 2018, puis par le ministre de la Culture le 30 janvier 2019, l’APPC a décidé de saisir le Tribunal administratif de Paris d’un recours en annulation dirigé contre ces deux décisions.
Aux termes d’une requête introductive d’instance, puis, dernièrement, d’un mémoire en réplique répondant au mémoire en défense du préfet d’Île-de-France, l’APPC, par la voix de son avocat maître Marc Bellanger du cabinet HMS Avocats à Paris, spécialiste en droit public, a contesté tant la légalité externe que la légalité interne des décisions attaquées, refusant le classement de la synagogue.
En premier lieu, l’APPC a soulevé deux moyens de légalité externe.
D’une part, elle a invoqué l’irrégularité de la procédure suivie, faute pour le préfet d’avoir rapporté la preuve de ce que le maire du 16e arrondissement de Paris avait bien été informé de la séance de la commission régionale du patrimoine et de l’architecture qui s’est tenue le 27 septembre 2018.
Or, en application des dispositions de l’article R. 611-28 du code du patrimoine, cette information du maire constitue une formalité substantielle dont l’omission est de nature à vicier la procédure de classement ou d’inscription (v. en ce sens CE, 24 mars 2004, Commune du Marin, n° 248910).
À supposer même que le maire ait décidé de ne pas participer à la séance, encore faut-il donc être certain que celui-ci ait, à tout le moins, été invité à faire valoir ses observations, ce dont il n’est pas permis de s’assurer en l’état.
D’autre part, l’APPC a développé un moyen tiré de ce que la décision de refus de classement qui lui avait été opposée n’était pas suffisamment motivée.
Traditionnellement, une décision administrative individuelle, lorsqu’elle est défavorable, doit être motivée, en droit et en fait.
Si, pour sa défense, le préfet tente de soutenir que sa décision ne constituerait pas une décision individuelle mais réglementaire – échappant comme telle à l’obligation de motivation –, l’APPC soutient pour sa part qu’il convient de faire une distinction entre la décision de classement et celle de refus de classement.
Si l’on peut concevoir que la décision de classement, en ce qu’elle produit des effets à l’égard du propriétaire et des tiers, revêt un caractère hybride, à la fois individuel et réglementaire, la décision de refus, laquelle n’a d’effet qu’à l’égard du propriétaire – ou de la personne ayant intérêt à solliciter la protection – constitue, quant à elle, une décision individuelle défavorable ; elle devait donc être motivée.
Or, au cas présent, il n’est fait état, aux termes de la décision du préfet attaquée, d’aucun élément propre à la synagogue non plus que d’aucun élément de droit précis, sur lequel ce dernier se serait fondé pour justifier sa décision de refus de classement.
Le préfet a signé en réalité en l’espèce une décision stéréotypée, ne répondant nullement aux exigences de la jurisprudence en la matière, se bornant à se ranger purement et simplement derrière l’avis de la commission régionale du patrimoine et de l’architecture.
Il en va de même de la décision du ministre en date du 30 janvier 2019, qui ne contient aucune motivation propre.
En second lieu, et au titre de la légalité interne, l’APPC s’est employée à démontrer l’erreur d’appréciation dont est, selon elle, entachée la décision attaquée, le préfet ayant considéré à tort que ni l’intérêt historique, ni l’intérêt artistique, culturel ou cultuel de l’édifice, ne serait suffisant pour justifier une protection de la synagogue de la rue Copernic au titre des monuments historiques.
En droit, peuvent être inscrits au titre des monuments historiques, en tout ou partie, les immeubles qui, sans justifier une demande de classement immédiat au titre des monuments historiques, présentent un intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation (art. L. 621-5 al. 1 du code du patrimoine).
Si, dans les faits, les conditions d’histoire et d’art interfèrent souvent entre elles, il s’agit bien d’un critère alternatif et non cumulatif. En clair, l’une, seulement, de ces deux conditions, suffit à justifier l’inscription au titre des monuments historiques.
Au cas présent, rejetant en bloc l’argumentation du préfet, l’APPC a démontré, grâce aux analyses et témoignages d’experts qu’elle a recueillis, que les deux conditions étaient réunies.
D’une part, l’APPC a tout d’abord souhaité répondre au préfet, déniant tout intérêt historique à la synagogue de la rue Copernic, au motif que « l’exercice du devoir de mémoire […] pourra se poursuivre quand bien même le projet de reconstruction de la synagogue verrait le jour ».
À l’évidence, l’ampleur des travaux envisagés – consistant ni plus ni moins pour l’ULIF à faire table rase du passé, et donc à emporter avec eux les dernières traces matérielles des événements qui s’y sont déroulés – contribuera à détruire l’intérêt historique de la synagogue, laquelle appartient pourtant à la mémoire collective marquée par les événements de l’histoire dont elle a été le théâtre.
À cet égard, Monsieur Dominique JARRASSÉ, spécialiste du patrimoine juif français, au terme d’une expertise extrêmement exhaustive et instructive qu’il a réalisée de la synagogue de la rue Copernic, a rappelé, au-delà du « fleuron du judaïsme français » qu’elle représente, à quel point le double attentat qu’a subi la synagogue, en 1941 puis en 1980, contribue à en faire un véritable « lieu de mémoire » : « Aujourd’hui, Copernic est un lieu de mémoire, non seulement pour les victimes, dont les noms sont inscrits en façade, pour la communauté elle-même, mais aussi pour la conscience nationale. Aucun autre attentat contre une synagogue ne viendra se substituer dans la mémoire collective avec cette résonance ».
C’est également l’avis de Madame Agnès CAILLIAU, architecte DPLG, pour qui « le nom de Copernic est désormais associé à son histoire ».
Reprenant l’argumentation de la DRAC et du directeur général du patrimoine du ministère de la Culture, la position du préfet s’oppose, qui plus est, à la jurisprudence selon laquelle, si des travaux de transformation ne font pas nécessairement perdre à l’immeuble son intérêt dès lors qu’il présente toujours, par ses volumes et caractéristiques, un intérêt d’art et/ou d’histoire suffisant, tel n’est pas le cas lorsque l’immeuble d’origine est démoli ou qu’il subit de lourds travaux de réhabilitation.
Plus encore, l’APPC a tenté sur ce point de mettre le préfet face à ses contradictions. En effet, dans ses écritures, ce dernier n’en reconnaît pas moins « le lieu de mémoire » que représente la synagogue Copernic, et en particulier « la salle de culte », pour citer l’un des membres de la délégation permanente à l’occasion de la séance qui s’est tenue le 27 septembre 2018.
Cela participe d’ailleurs, ainsi que l’a souligné l’APPC au terme de ses écritures, de la volonté jusqu’alors exprimée de reconstruire à l’identique la synagogue, à chaque fois que celle-ci a été endommagée.
D’autre part, l’APPC s’est employée à produire et à analyser d’autres avis d’experts spécialisés, tous unanimes pour reconnaître la modernité du lieu et donc l’intérêt artistique de la synagogue.
En effet, tant Monsieur Dominique JARRASSÉ que Monsieur François LOYER, membre de la commission nationale du patrimoine et de l’architecture, s’accordent à dire que la synagogue de la rue Copernic est une « expression évidente des prémices de la modernité avec une expression “arts-décorative” savoureuse dans un lieu culturel », ce qui en fait une « référence dans l’art juif du XXe siècle en France ».
Plus encore, alors même que certains voudraient tenter de dénier tout intérêt architectural à ce lieu, et en particulier à sa façade – dont l’« absence de caractère est trop évidente pour n’être pas significative » (F. Loyer, Sublimer les contraintes : un temple de lumière) – force est d’admettre l’intérêt artistique de son oratoire : « L’étude de la coupe sur la synagogue montre beaucoup d’habileté de la part de son maître d’œuvre pour aménager en cœur d’îlot urbain très serré, un lieu cultuel cryptique, éclairé par une grande verrière zénithale suspendue. Le résultat est illustratif de cet art de la distribution à la française, associant espace et lumière avec habilité » (A. CAILLIAU).
D’où l’incompréhension légitime de certains experts qui rejoint la position de l’APPC : « D’une configuration qui la situe entre la synagogue monumentale – même si elle n’a pas de façade – et l’oratoire caché, la synagogue Copernic témoigne d’un type de lieux de culte dont finalement assez peu sont conservés […]. Copernic […] témoigne aussi de cette conception du lieu de prière. Or, aucun oratoire, tant à Paris qu’en région, n’est protégé au titre des monuments historiques. Pourquoi ? » (D. JARRASSÉ).
Par un jugement du tribunal judiciaire de Paris en date du 2 juin 2020 qui a débouté l’ULIF de toutes ses demandes formulées à l’encontre de l’APPC, le juge judiciaire a abondé encore dans ce sens : « En l’espèce, il n’est pas contestable que l’objet statutaire de l’Association APPC consiste à protéger le patrimoine architectural de la synagogue Copernic, dont il est difficilement contestable que bien que non classée monument historique, l’édifice conserve aujourd’hui de nombreuses caractéristiques décoratives de pur style Art Déco réalisées par les artistes les plus prestigieux de l’époque et qui constituent des chefs d’œuvre de virtuosité artistiques et techniques, outre la dimension historique attachée au bâtiment dans son ensemble. » (Tribunal judicaire de Paris, 2 juin 2020, RG 18/14961).
Enfin, rappelant que la jurisprudence apprécie aussi la légalité d’un refus de protection en prenant en considération l’ensemble du paysage avoisinant, il a semblé important à l’APPC de dresser un état des lieux circonstancié. De fait, se situant au milieu d’un patrimoine architectural et historique riche et plus globalement protégé, l’emplacement même de la synagogue est particulier et doit également être pris en compte, ce qui n’a pas été le cas.
C’est ainsi que l’APPC poursuit son combat devant le tribunal administratif de Paris en faveur d’une protection de la synagogue, à tout le moins de sa salle de culte, unanimement reconnue comme présentant un intérêt mémoriel, suffisant à justifier une protection, indépendamment même de l’intérêt artistique de l’immeuble l’abritant.
Sublimer les contraintes un temple de lumière
En 1907 l’oratoire de l’Union libérale israélite s’installa 24, rue Copernic, dans un quartier résidentiel à deux pas de la place Victor-Hugo. Entre maison bourgeoise et petit hôtel, l’adresse était sans prétention. La construction, relativement récente (1), se situait sur un terrain sans profondeur dominé par la puissante maçonnerie des réservoirs de Passy. Comme en attestait le large passage cocher, la cour était purement fonctionnelle. Sur rue, l’habitation disposée à l’alignement occupait trois logements dont le plus soigné était au bel étage. C’est là que fut aménagé l’oratoire, en supprimant les cloisons. La façade en pierre de taille alternant la scansion répétitive des baies aurait pu être modifiée. N’annonçant guère sa signification, elle s’est conservée sans changement jusqu’à nos jours. Une telle absence de caractère est trop évidente pour n’être pas significative.
Lorsqu’en 1923 fut décidée l’acquisition de l’immeuble, l’ampleur de la cour intérieure (160 m2) autorisait qu’on y bâtisse une construction appropriée à sa fonction religieuse. Le site n’en était pas moins contraignant : non seulement trois des murs mitoyens étaient aveugles, mais la différence des niveaux ne serait certainement pas facile à traiter. Adoptant un éclairage zénithal et disposant une vaste tribune à l’étage, l’architecte Marcel Lemarié (1864-1941) se tira avec aisance des difficultés du site. La construction en béton armé le lui permettait, ainsi que son expérience des salles de spectacle modernes. Au plan centré qu’induisait la géométrie de la cour carrée, il préféra un volume barlong. Prolongée latéralement sous le passage cocher, la tribune couvre près de la moitié de la surface disponible à l’étage. Les proportions restreintes de la salle, accentuant son caractère basilical, contrastent avec l’ordonnance majestueuse de l’Arche sainte. D’inspiration classique, celle-ci est traitée comme une porte factice dont les demi-colonnes, l’entablement et le fronton cintré redoublent le chambranle ponctué de rosettes (allusion à l’illustre porte nord de l’Erechthéion d’Athènes).
L’accès a été travaillé pour rattraper le changement d’axe consécutif au déplacement de la synagogue. L’entrée principale s’ouvre à mi-parcours sous l’ancien passage. Selon un principe dérivé d’exemples récents (2), un profond emmarchement compense la différence de niveau avec le départ de l’escalier – situé au rez-de-chaussée surélevé. Côté rue est réservé un plateau en retour d’équerre, qui accueille un salon à usage d’atrium. A l’opposé, un autre degré ménagé dans l’épaisseur de la façade postérieure redescend vers le niveau de la cour : l’arcade ouvre largement sur la salle, le point de vue oblique laissant découvrir la grande tribune latérale ainsi que l’avancée d’une curieuse loggia réservée à l’orgue. Une disposition aussi spécifique souligne l’importance attribuée au répertoire de la musique hébraïque. Dans une version antérieure, l’architecte avait imaginé d’associer l’Arche sainte à l’orgue – non sans proximité avec la salle Gaveau (3). On comprend qu’on ait préféré une solution moins ambitieuse, mais l’idée est restée la même.
L’ambiance colorée est tout aussi inhabituelle. Elle repose sur la qualité de l’éclairage zénithal, distinguant deux sources contrastées au sein du même volume. A l’aplomb des bancs destinés aux fidèles se situe une petite et bien étrange coupole. De profil hyperbolique, elle concentre une lumière blanche, naturelle, par le biais des voûtes à pénétration qui la réverbèrent. Le dispositif est d’autant plus inattendu que cette coupole s’appuie sur un plafond plat porté par une puissante poutraison de béton. Lui succède au niveau de la bimah (la tribune devant l’Arche sainte) un plafond de verre. Elle répand la lumière adoucie d’un vitrail, teinté par les rayons dorés (4) d’une gloire auréolant l’étoile de David. Une telle dualité enrichit considérablement l’effet scénographique du dispositif, qui est parmi l’un des plus aboutis de l’esthétique Art déco remontant aux années vingt. Le traitement ornemental dont il est l’accompagnement met en valeur les tons blancs et ors des parois soulignant motifs symboliques et inscriptions hébraïques, d’un bel effet graphique. Le projet prévoyait une ordonnance d’arcs et de pilastres. Beaucoup plus sobre, la réalisation simplifie la rythmique architectonique tout en modelant d’ornements feuillagés les bas-reliefs stylisés. Le peintre-décorateur Pierre-Jules Tranchant (1882-19 ?) y a très probablement pris part, au même titre que le vitrail dont il porte la signature. Cette salle tout à la fois lumineuse et précieuse par son raffinement d’écriture, tranche avec le caractère ordinaire du contexte urbain. Comme un lieu de joie et de rayonnement, elle apporte un message dont la force est saisissante. On ne peut douter que l’intention ait été affichée, autant par l’architecte lui-même (5) que par les commanditaires du projet de l’Union libérale. Si altérée qu’elle ait pu être depuis lors par des adjonctions successives, la synagogue de la rue Copernic reste une référence dans l’art juif du XXe siècle en France (7). Il serait temps qu’on en prenne conscience.
François LOYER
NOTES 1. Les réservoirs de Passy furent édifiés de 1858 à 1866 sur les hauteurs de Chaillot. La maison du 24 rue Copernic, dont on indique qu’elle était la propriété de Georges Bechmann (1848-1927), date très probablement des années 1880 : l’ingénieur, nommé au Service des Eaux de la Ville de Paris en 1878, s’était marié l’année précédente avec Alice Lebenheim (1853-1927) ; leur fils aîné Lucien (plus tard, il sera un architecte célèbre) naquit en 1880. Par la suite leur famille se déplacera juste à côté, dans un bel immeuble au 52 avenue Victor-Hugo. 2. Illustre exemple de l’Art nouveau belge, l’hôtel Solvay construit en 1893 par Victor Horta (1861-1947) à Bruxelles offre une disposition analogue. 3. Prototype des salles modernes appropriées à un usage strictement musical, elle a été édifiée en 1905 par Jacques Hermant (1855-1930). 4. Les verres teintés utilisent presque exclusivement le jaune d’argent, dans une même harmonie colorée que celle en usage à la fin du moyen-âge et au début de la Renaissance. En cela, elle s’oppose à la vive polychromie des vitraux figurés inspirés par la tradition néogothique du XIXe siècle chrétien. 5. Cette œuvre lumineuse n’en est que plus frappante, tant elle apparaît comme une révélation bien au-delà des préoccupations purement rationnelles d'un passé professionnel tourné vers les questions d’hygiène et de construction. 6. Dominique Jarassé l’a brillamment analysé, en évoquant le rôle du rabbin Louis-Germain Lévy dans les entretiens de 1920 sur « La Raison d’être de l’Union libérale israélite ». 7. La différence est radicale avec la chapelle de la Colombière, conçue par Auguste Perret (1874-1954) à Chalon-sur-Saône en 1928-1929. Caractéristique de la tradition catholique moderne, le volume cubique définit un espace clos, saturé par l’ambiance colorée des vitraux de Marguerite Huré (1895-1967). Il est regrettable qu’on n’ait pas saisi la distinction entre deux univers religieux aussi opposés.
Que vaut une synagogue ?
Quelques éléments de présentation
Le prestige dont jouissait notre patrimoine autrefois est aujourd’hui affaibli. Sans évoquer les ravages causés par la guerre ou le fanatisme religieux, nous assistons à des tentatives d’effacement qui suivent des voies pacifiques et légales : en France, des édifices religieux, désaffectés faute de fidèles, sont parfois démolis ou transformés ; des monuments ou des hauts lieux de notre culture sont aussi cédés à des étrangers fortunés.
Un lieu et une histoire
Une menace de cette nature pèse aujourd’hui sur la célèbre synagogue de la rue Copernic à Paris, que l’Union Libérale Israélite de France (ULIF) fit construire en 1923-1924. Pièce unique en son genre – un exemple de l’Art déco –, cet édifice date d’un moment où, contrairement à la grande époque du tournant du siècle, on ne construisait plus de synagogues : dans la société environnante, l’ambiance devenait déjà oppressante pour les Juifs, ceci faisant que les synagogues de style Art déco sont rares en Europe.
La salle principale de l’édifice conserve aujourd’hui de nombreuses caractéristiques décoratives et structurelles notables : une verrière vitrail, portant un magen David (étoile de David) rayonnant, signée Pierre-Jules Tranchant et datant de 1924 ; des frises en bas-relief caractéristiques de l’Art déco. Sans être classé monument historique – bien à tort –, le bâtiment actuel est presque centenaire.
L’un de ses aspects les plus remarquables ne peut qu’échapper au non-spécialiste : dans la salle principale, des poutres soutiennent un plafond plat surmonté d’une coupole, en sorte que le poids de cette dernière n’est pas distribué directement sur les murs porteurs. Il s’agit d’un morceau de virtuosité technique, imaginé par l’architecte Marcel Lemarié.
Une histoire ensanglantée
En plus des aspects architecturaux, certains événements marquants entourant ce lieu restent dans toutes les mémoires. Le 3 octobre 1941, d’abord, des actes terroristes touchèrent plusieurs synagogues parisiennes, dont celle de la rue Copernic. Des miliciens français firent exploser une bombe, causant la destruction partielle de l’édifice, que la communauté reconstruisit dès 1946.
Ensuite, le vendredi 3 octobre 1980 (date anniversaire de la précédente attaque !), au sortir de l’office, eut lieu l’attentat perpétré par le groupe d’Abou Nidal, causant la mort de quatre personnes et de nombreux blessés. Si ce dernier événement donna lieu à des manifestations de soutien à l’échelle nationale et internationale, les réactions furent plus mitigées du côté des autorités françaises. Pour dénoncer l’attentat, Raymond Barre fit une distinction scabreuse entre les « Israélites qui se rendaient à la synagogue », et les « Français innocents qui traversaient la rue ».
Puis un appel anonyme passé à l’AFP, revendiquant la responsabilité de l’explosion au nom d’un groupuscule d’extrême droite, offrit le prétexte idéal pour détourner l’enquête de la piste des Arabes du Proche Orient. La gauche prétendit que Giscard était complice des extrémistes, et le nouveau gouvernement socialiste continua à pousser l’enquête dans la même direction. C’est le juge antiterroriste Marc Trévédic qui lança un mandat d’arrêt contre Hassan Diab, l’un des assassins présumés du Front Populaire de Libération de la Palestine, établi depuis au Canada, de sorte que celui-ci fut enfin mis en examen et en détention, en… 2008. Diab, qui s’est reconverti en maître de conférences dans deux universités de la capitale Ottawa, est extradé vers la France en 2014. Il y est incarcéré avant d’être remis en liberté en 2016, après l’audition d’un témoignage mettant en doute sa participation à l’attentat.
La démolition : un choix radical
Malgré la valeur patrimoniale incontestable de ce lieu, en 2015, le conseil d’administration de l’ULIF – sous la présidence de Jean-François BENSAHEL, flanqué de ses adjoints Guy BOUAZIZ et Bruno FRAITAG* – annonça sa décision de démolir tout simplement l’immeuble historique, pour le remplacer par une construction neuve. Non seulement rien n’a été prévu pour la conservation des éléments patrimoniaux, mais la source envisagée des financements reste entourée de mystère : où cette petite communauté est-elle supposée trouver la bagatelle de 20 millions d’euros environ, nécessaires à la réalisation du projet ?
Le secret et la précipitation semblent avoir présidé à l’action de Jean-François Bensahel, qui a su s’assurer du soutien des membres du conseil d’administration. Certes, en février de cette année, les cotisants de l’ULIF furent conviés à une présentation du projet par les architectes, mais on a surtout évité de solliciter l’avis de la communauté dans son ensemble. Bien sûr, divers arguments sont avancés pour justifier la démolition, mais ils demeurent singulièrement spécieux. L’on prétend que le bâtiment ne serait plus suffisamment solide à la suite de l’attentat de 1980. Ce n’est guère sérieux : la Ville de Paris et les Bâtiments de France eussent alors fermé ce lieu de réunion depuis longtemps. On argue de l’impératif d’une « mise aux normes ». Suivant cette logique cependant, il faudrait raser tous les monuments historiques de France, sans compter que les normes d’aujourd’hui seront inévitablement obsolètes dans cinq ans.
Un patrimoine universel
Cette synagogue témoigne de l’amour, de la dévotion et de l’énergie que des hommes et des femmes ont consacré à la fondation et à la conservation de ce lieu. Par exemple, quand la verrière fut fracassée en 1980, toute la communauté s’investit pour la faire restaurer. Aujourd’hui cependant, son sort est jugé négligeable : au mieux, elle sera logée « dans un coin quelque part ». C’est bien à de tels points de détail que l’on mesure le véritable esprit d’une entreprise : en l’espèce, le mépris des générations passées, du patrimoine architectural, et Le caractère exceptionnel de la synagogue de la rue Copernic en fait une pièce du patrimoine qui dépasse la seule communauté libérale : elle appartient à la France, voire au patrimoine universel, tel qu’on a fini par concevoir cette notion aujourd’hui. La conservation de cet édifice concerne donc tous ceux – juifs ou non - qui accordent une valeur à la culture et à l’humain. Il importe à présent d’affirmer cet attachement.
Voir aussi : Dominique Jarrassé, Guide du patrimoine juif parisien, photographies de Sylvain Ageorges, Parigramme, 2003.
Llewellyn BROWN (article publié par la Metula News Agency ; info # 011204/17)
*REMARQUE : Bruno FRAITAG est membre des Journées Européennes de la Culture et du Patrimoine Juifs en France (JECPJ), qui demande aux maires de France de s'engager « – à prendre en compte la préservation du patrimoine mobilier et immobilier juifs dans l’action patrimoniale de la municipalité, – à sensibiliser nos concitoyens sur l’intérêt de cette conservation qui revêt le caractère d’enjeu collectif […]. »